On présente souvent OpenStreetMap comme « le Wikipédia des cartes ». Cette heureuse métaphore englobe plusieurs composantes complémentaires de ce bien commun numérique :
– une base de données cartographiques, composée de données informatiques stockées sur des serveurs. Ces données sont librement modifiables et utilisables : ce sont des données ouvertes (open data).
– une communauté, qui enrichit la base de données. C’est un ensemble hétéroclite d’humains et d’organisations qui co-créé la base de données, sans coordination apparente. Son fonctionnement est décentralisé (crowdsourcing).
– des outils techniques sont développés pour permettre le fonctionnement du projet. Ce sont très souvent des logiciels libres (open source).
Pourtant, restreindre le projet à ces trois axiomes principaux que sont l’open data, le crowdsourcing et l’open source revient à occulter qu’OpenStreetMap s’inscrit dans un mouvement progressiste bien plus vaste.
OpenStreetMap s’inscrit dans un projet politique de réappropriation du Monde et de libération de l’information
Durant ma période d’adolescent libertaire, j’avais affiché sur les murs de ma chambre la déclaration d’indépendance du cyberespace et un poster de Matrix. Inspiré par Lawrence Lessig et son incantatoire « Code is law », je n’aspirais alors qu’à prendre part à la révolution !
Le projet Mozilla représentait pour moi le Graal. Cette communauté mondiale avait accompli ce qui paraissait alors impossible : casser en quelques années seulement le monopole d’Internet Explorer avec son révolutionnaire Firefox.
Mon implication bénévole m’avait alors permis de décrocher un stage chez Mozilla Europe, où j’avais l’occasion de collaborer avec mon idole de toujours, Tristan Nitot.
Cette grande période d’euphorie libertaire numérique nous ouvrait en grand les portes d’Internet. Notre génération allait écrire l’Histoire avec un grand H. Une horde de hackers allait libérer le Monde grâce à la puissance du logiciel libre.
15 ans plus tard, la douche est froide pour grand nombre d’entre nous. Les GAFA nous ont très largement confisqué l’horizon de liberté promis par Internet et l’ont asservi à des visées mercantiles. Que ce soit en Chine, en Russie ou encore dans les pays occidentaux, le pouvoir politique a multiplié les lois pour encadrer toujours plus drastiquement Internet.
L’Internet libre et ouvert, qui semblait s’imposer pour un temps, a été peu à peu marginalisé par les plateformes. La grande majorité des plateformes cadenasse notre consommation, nos applications mobiles, nos relations sociales. Sous couvert de simplicité, l’utilisateur se retrouve cantonné à son rôle de consommateur, enfermé dans une cage dorée.
Néanmoins, de grandes victoires ont été et continuent d’être gagnées. Wikipédia et OpenStreetMap, entre autres, incarnent l’utopie concrète et prouvent chaque jour que le meilleur est toujours possible, si tant est que l’on se donne les moyens de le construire collectivement.
Singularités d’un mouvement politique libéral-libertaire
OpenStreetMap est le fer de lance d’un mouvement politique dont l’objectif est l’émancipation par la totale transparence de la description physique du Monde. Autrement dit, c’est un projet cartographique libre ou, plus précisément, son évolution numérique, c’est à dire une base de données cartographiques libre, ouverte et collaborative. En ce sens, OSM s’inscrit dans la tradition des Lumières de manière résolument libertaire.
OpenStreetMap est le fer de lance d’un mouvement politique dont l’objectif est l’émancipation par la totale transparence de la description physique du Monde
Or d’une manière en apparence paradoxale, il se trouve que le mouvement est également très libéral. En exploiter les données pour des raisons commerciales n’est pas seulement explicitement autorisé, c’est bien une pratique encouragée. Si l’on rajoute à cela que ces données sont gratuites à utiliser, OSM se positionne résolument comme pro-business.
La profonde modernité – certains diront l’innovation – se trouve bien être la synthèse de ces deux penchants apparemment irréconciliables.
La modernité d’OpenStreetMap ne viendrait-elle pas de sa singulière capacité à unir libertarisme et libéralisme, tout cela au sein d’une plateforme numérique ?
Comme toute autre force politique, le mouvement est protéiforme. C’est d’autant plus vrai qu’il est par définition distribué, extrêmement décentralisé. Sa gouvernance partagée, son fonctionnement méritocratique, ses codes et sa culture sont par de nombreux aspects comparables à Wikipédia.
Alliés et adversaires
Le mouvement fait face à des adversaires objectifs, dont le principal reste Google Maps. La multinationale combine en effet plusieurs redoutables facteurs de succès. On peut citer l’intarissable cashflow de sa maison-mère Alphabet, ou encore l’efficacité et la simplicité d’utilisation de l’application Google Maps. Sa botte secrète reste tout de même le fait que cette application mobile soit pré-installée sur la majorité des smartphones vendus dans le commerces (73% des terminaux vendus dans le Monde en 2020), ce qui constitue, à mon humble avis, un cas d’école d’abus de position dominante.
Sûr de sa position stratégique, Google n’a jamais daigné s’engager dans l’open data. L’open data est pourtant une main tendue permanente à la collaboration. L’opposition avec Google et les grands acteurs de la cartographie propriétaire n’est donc pas condamnée à rester figée.
Du côté des partenaires, le mouvement peut compter sur le triple soutien des écosystèmes du logiciel libre, de l’open data, mais aussi d’un panel grandissant des autres adversaires de Google, à commencer par leurs concurrents. Facebook, Microsoft et Apple investissent d’importantes ressources dans OSM depuis des années, en sponsorisant nos événements, en mettant à disposition leurs imageries aériennes (qui cracherait sur la possibilité d’exploiter les photos satellite de Microsoft ?) ou encore en débauchant les acteurs clés de la communauté pour mener à bien leurs programmes cartographiques internes (comme par exemple le projet Map with AI de Facebook).
Enfin, un actuel renouveau de la notion de souveraineté numérique, entraînant les collectivités publiques et tout leur écosystème dans leur sillage, fait également de plus en plus pencher la bascule en faveur d’OSM.
L’insolente omniprésence d’OpenStreetMap
Même si peu de personnes le réalisent au-delà des initiés, les cartes OpenStreetMap sont omniprésentes dans nos vies. Elles sont utilisées dans nos applis mobiles, dans nos journaux, sur les plans affichés sur nos abribus …
Utilisé par le monde du business autant que par les administrations, OSM est la base technique d’un nombre grandissant de projets numériques.
En France, l’establishment a tout d’abord dénigré OpenStreetMap, critiquant avant tout son ouverture, perçue comme excessive voir radicale, avant de reconnaître les effets bénéfiques de ce qui fait également sa plus grande force. Le parallèle est troublant avec l’évolution du statut de Wikipédia, passant de paria à référence incontournable en moins de dix ans.
L’ouverture radicale des données est concomitamment la plus grande force et la plus grande faiblesse d’OpenStreetMap
L’écosystème dans sa globalité est progressivement passé d’une posture de dénigrement d’OSM à celle d’intérêt frileux, puis d’investissement conséquent ; on perçoit maintenant depuis quelques années OpenStreetMap comme un acteur central dans la production de données géographiques de qualité.
Le positionnement de l’Institut Géographique National (IGN) est à ce titre éloquent. D’abord réticent à l’idée d’ouverture, l’organisme a opéré sa révolution copernicienne en publiant en open data une large partie de ses données en janvier 2021. Voilà maintenant que le prestigieux institut cherche à raccrocher les wagons en lançant une tardive mais bienvenue consultation publique sur les géo-communs. Conscient du besoin d’une redéfinition de la notion de service public, son directeur Sébastien Soriano, fraîchement arrivé, est à la recherche d’un nouveau positionnement dans un écosystème totalement chamboulé.
Un mouvement politique « dépolitisé »
Une des caractéristiques frappante reste qu’une partie de la communauté ne considère pas OpenStreetMap comme un objet politique.
Cette frange plutôt minoritaire considère la base de donnée comme étant simplement « le meilleur outil » pour parvenir à ses propres fins. Ce peut être par exemple la création d’une carte de randonnée ou de cyclisme mais aussi une multitude de besoins métier spécifiques. Dans de nombreuses situations, OSM est une solution qui fonctionne, tout simplement.
Si l’on rajoute à cela la gratuité d’utilisation des données, on peut comprendre pourquoi la plateforme séduit autant d’acteurs dont la recherche d’efficacité est le critère premier.
OSM est une solution qui fonctionne, tout simplement
Selon une étude menée en 2016 par l’université de Bordeaux-Montaigne et le CNRS, les raisons de contribution à OSM sont avant tout pratiques. Spontanément, les contributeurs citent en effet la gratuité et la qualité des données, la facilité de réutilisation ou encore la simplicité de mise à jour, et cela plus que la conviction de soutenir un projet politique.
On voit donc se rejouer trente ans plus tard l’opposition philosophique opposant les tenants du logiciel libre, idéalistes et ceux de l’open source, utilitaristes.
Pourtant, force est de constater que ces débats théoriques ne sont pas si clivants qu’ils n’y parraissent. L’étude précédemment citée précise d’ailleurs que pour 70% des répondants « l’engagement militant trouve sa place dans une pratique de loisirs ».
Et vous, quel contributeur êtes-vous ? Plutôt idéaliste ou utilitariste ?